le Corbeau
Qui est cette femme [tout] en noir qui dansait le tango ?


Scène 4 - MISERIA

Miseria

Le noir, c'est le crêpe de Chine de la tristesse, Monsieur !
C'est le chagrin de ces étoiles mortes depuis quand ?
Et qui se souviennent de la lumière
C'est le vent qui se lève du coté des bas-fonds
Quand monte la terreur et que les fleurs pâlissent
C'est la mer douloureuse au bord du sacrifice quand ça descend
vers l'habitude contrôlée par le calendrier
C'est le sexe des morts qui se souviennent à travers toi
C'est le rivage bienheureux de ce voilier perdu quand même
C'est l'argot de la Nuit quand elle n'a rien à dire
et que Shakespeare se retourne
et qu'il se prend pour Ophélie
To night or not to night
To black or not to black... ah ! ah ! ah !
That is day that is day !

le Corbeau
Et qui êtes-vous, madame ?

Miseria
Je suis la copine à la Nuit, car la Nuit favorise,
à force d'ombre... ah ! et de mystère, mon travail de Misère...

le Corbeau
Qui êtes-vous, Madame ?

Miseria
Oh ! vous savez, moi, quand je passe, elles s'en vont toutes...

le Corbeau
Qui ça ?

Miseria
Les femmes... Mister président !

le Corbeau
Dites : Monsieur !

Miseria
La misère parle toutes les langues... Elle se farcit des continents, même en musique... Tu vois ?


Miseria
PRENDRE UN BRIN DE HAUTBOIS
Y MÊLER DE LA HARPE
AVEC LA CIGARETTE
QUE LA FLÛTE SOIT NETTE
AJOUTEZ-Y QUELQUES TROMPETTES
DEUX OU TROIS CORS ET DE LA CORDE
LAISSEZ BIEN MIJOTER
PENDANT QUELQUES ANNEES
ET PUIS VOUS ATTENDREZ QU'ON VOUS LE SERVE FRAIS
SOUS QUELQUES PANS D'ARGILE
AVEC DU PISSENLIT A LA RACINE... 

plusieurs voix
PORCA MISERIA

Miseria
LES CORDES DE LA CONTREBASSE
OU L'ON PENDRA TA VIEILLE CARNE
JE SUIS LES FAUX BIJOUX
DES FEMMES PAUVRES
ET TOUT D'OR REVÊTUE
J'ATTENDS LES VERTS PRINTEMPS
LA NUIT SURTOUT
O MA FRANGINE ANCIENNE ET SOLENNELLE
MA SŒUR D'OUTRE SAISON
MON ANCIENNE PÂLEUR
QUAND JE METTAIS DU SANG
DANS LE CŒUR DES POÈTES
QUI ME LE RENDAIENT BIEN
AVEC LES INTERETS...

LE CHARME DE LA DETRESSE
LES YEUX CERNES DE L'INQUIETUDE
LES SOUCIS DE L'ENFANT PRODIGUE
ET JE FANE LES FILLES EN FLEUR
ET CA VA VITE, VITE, VITE...
REGARDEZ DONC CES RIDES, PRESIDENT 
QUI EMBARASSENT LES MAGAZINES
ET C'EST LA NUIT QU'ELLES SE DÉFONT
DANS L'OMBRE DE LA CHAIR ALLÉE 
VERS DES PROBLÈMES DE COUTURES
VERS DES PROBLÈMES DE MICTIONS...

LA MISÈRE PISSE QUAND MÊME
ELLE VIEILLIT SANS LES ATOUTS
AVEC UN AS DE PIQUE DANS LES HORAIRES

[récitatif] (La Misère sort une poupée de son corsage et, s'adressant au Coq : )

TIENS, PETIT, TOUCHE CETTE POUPÉE
                    ET TU NE SERAS JAMAIS RICHE

[récitatif] (Le coq se précipite sur Miseria, comme pour un duel...
et il crève le ventre de la poupée, et, [(en trichant,)] de son autre main fait tomber en même temps une poignée de pièces sonnantes)

le Coq
Porca Miseria ! Tu es riche... et tu caches ton fric

le Corbeau
Monsieur l'Avocat Général, votre vocabulaire... Voyons !

le coq (comme fou)
Regardez, messieurs, mesdames,
LA MISÈRE EST RICHE ! C'EST LA FIN DU MONDE !

le Hibou
(ironique)... ET DES BONNES MANIÈRES !

Miseria
Ma.. Ma... Dio mio ! Non capisco... non capisco...
[récitatif] (elle se baisse, prend sa monnaie... et se précipite au Café pour boire un verre de vin rouge)

le public
Porca miseria ! Porca Miseria !

le public
Porca Miseria... Porca miseria...

Miseria 
Fanciulli ! Fanciulli !
[récitatif] (elle prend une cigarette [et, au coq : ])
Donne-moi du feu !

le Coq
La joie te brûle ! Regarde-toi, tu flambes !

[récitatif] (elle se regarde, se touche... ne comprend pas)

le Coq (déchainé)
Achevons la Misère !
Qu'elle brûle... qu'elle brûle...
ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

[récitatif] (Miseria, terrorisée, s'en va prendre sa poupée crevée... plonge sa main dans le ventre de la poupée et la porte à sa bouche, comme pour en goûter la saveur... Elle sort en dansant... comme une folle).