Scène 6 - LES "PROFESSIONNELLES"
La musique qui accompagne cette scène est la même que celle qui accompagnait le témoignage de "la Cloîtrée". Il s'agit de l'orchestration et arrangement pour instruments à cordes du motet "O VOS OMNES" dont l'auteur est Tomas Luis Da Victoria (1548-1611). Ici, le tempo est accéléré et soumis à un rythme dit "reggae".
le Greffier
Il y a deux femmes qui demandent à être entendues, Monsieur le Président.
le Corbeau
Qui sont-elles ?
le Greffier
Mais... mais... ce sont des... [ce sont des...] professionnelles...
le Corbeau
De quoi ?
le Greffier
Mais... ce sont des... des... professionnelles... des... des putains !
le Corbeau
Ah ! Ah ! ...mais c'est intéressant...
Alors, Mesdames ? Vous êtes pour la Nuit, évidemment !
1re professionnelle
Ah ! Pour nous, la Nuit est enfant du malheur et de toutes nous âmes réunies. Nous parlons, nous faisons la Nuit. Nous l'embrassons comme un amour insensé, commode, pas tout à fait dans le temps et dans l'univers. La Nuit, c'est à genoux que nous la faisons,
Comme une source diabolique
Comme un chagrin qui se délecte
Comme un empire sur la route et qui te fait bien des mystères,
Comme un ennui qui part, là-bas...
Pourquoi ? Parce que c'est moi qui le nourris
Qui l'entreprends...
Je prends la Nuit par le devant...
le Corbeau
Vous ?
1re professionnelle
Oui, moi je prends la Nuit par le devant
Et elle m'apprend à la défaire
Alors je suis l'oiseau charmeur et silencieux...
le Corbeau
Vous dites tout ça à vos clients, Madame ?
la 1re professionnelle
Bien sûr que non. Je ne dis rien à mes clients, je les invite à faire vite, vite, vite... Et puis je m'en remets à mes discours que je reprends sous un fanal qui marche au gaz et que je réinvente dans les néons subversifs.
le Corbeau
Comment ? Les néons subversifs ?
1re professionnelle
Les néons, Monsieur, sont la honte de la lumière. Ils n'existent que parce que les yeux des hommes sont irrévérencieux, sordides, éteints... de préférence. Alors la communauté organisatrice - le pouvoir si vous préférez - a inventé ces crécelles lumineuses pour entrer dans des yeux morts, éteints, je le répète. Les yeux des hommes, quand ils descendent sur nos abîmes, n'en remontent plus et ils s'isolent dans la honte, le qu'en dira-t-on, l'horreur de la virginité dépassée, vaincue, sorcière. Et nous les avons bien alors, dans nos yeux à nous, et nous les tirons de leur infortune, et de leurs piètreries voyeuses et terminées.
le Corbeau
Pourquoi terminées ?
1re professionnelle
Parce que l'Amour vendu, ce n'est même pas un plat courant. C'est le désordre des viscères qui se hâtent à toujours recommencer.
le Corbeau
Vous êtes philosophe ?
1re professionnelle
Non. Je suis un ange décapité, Monsieur !
le Corbeau (à la 2me professionnelle)
Et vous ? Vous êtes décapitée ?
2me professionnelle
Moi, Je décapite les têtes maladroites, vertueuses... qui se croient vertueuses avec, toujours, inscrits sur leur drapeau, des mots clés, des mots malades, des mots terribles qui remettent leur solitude toujours en question, comme si l'on était contraint de s'illustrer avec des formes habituelles, séniles aussi, même à l'âge de la fleur... Vous comprenez ?
le Corbeau
Non.
2me professionnelle
Ça ne fait rien. Rien ne sert à rien. Tout est à réinventer. Nous autres, des formules apprises - ou que l'on croit apprises - nous sommes d'un autre univers, celui de la Folie consciente et arnaqueuse. La Nuit nous connaît bien et elle nous invite toujours à la suivre. Dès le crépuscule, NOUS SOMMES. Être, pour nous, ça n'est même pas une question... You see ?
le Corbeau
Et dans les chambres, comment ça se passe ?
les deux professionnelle, ensemble
NOUS NE SAVONS PAS, MONSIEUR. NOS SOMMES DES ARTIFICES. A vous dire la vérité...
le Corbeau
Il faut dire la Vérité. Vous êtes là pour ça, Mesdames.
Greffier ! Notez la Vérité !
le Greffier
Miaou ! Miaou !
1re professionnelle
C'est ça, la vérité ! C'est la raison pour laquelle notre entrechat s'appelle '"sexe". Dans les néons, ça crisse un peu quand même et ça miaule aussi. A vous dire la Vérité donc, nous n'existons que dans la mesure où le Bien se consomme avec le Mal.
le Corbeau
Comment ? Mais ça n'a rien à voir avec votre témoignage en faveur de la Nuit, Madame. le Bien ? Le Mal ? Nous ne sommes pas au catéchisme !
1re professionnelle
Ah ! Pardon ! Le catéchisme, ça marche, Monsieur le Président, et surtout la nuit. Ce qui est défendu, ça marche ! Le Mal, c'est bon, non ? La Nuit ? La Nuit, rien que la Nuit. C'est elle qui arme les assassins, qui fournit des alibis un peu vaseux à l'adultère, qui désarme les juges, qui sourit aux hiboux, qui tranche sur le vif du sujet, qui emballe la vertu comme un paquet d'outre saison, qui change l'aspect des bonnes sœurs enfermées et cyniques en dedans. Les religieuses font l'amour, la Nuit, avec le Christ, enfin... on dit ça...
le Corbeau
Assez, Madame ! Assez !
1re professionnelle
Pourquoi ? Vous croyez que les religieuses, la Nuit, n'ont pas de sexe, n'ont pas d'envolées vers cette fantastique éternité de l'Instant, quand ça leur coule comme un torrent d'inaccessible beauté et qui descend dans l'entre-rêve et du milieu et du sordide illuminé et de la joie faussée par leur missel qui se ferme, pas tout à fait, sur le chagrin des villes mortes et des bordels intelligents ? Vous croyez [donc] que les amants ne sont que marginaux, extraversés, réunis ? Le pêché est le grand camarade des vertueux de métier. Demandez-donc à une sœur cloîtrée comment elle fait pour se dépendre de son Christ et de sa foi malade, Président !
le Corbeau
Mais... c'est déjà fait, Madame. C'est déjà fait et ça n'est pas ce que vous pensez. En tout cas, c'est dit autrement. Merci, Mesdames.